histoires
Dans Le Roman noir de l’Histoire, Didier Daeninckx retrace par la fiction documentée les grands mouvements du temps (de 1855 à 2030…), les utopies de la Commune, le fracas de la chute des empires, les refus d’obéir, les solidarités, la soif de justice, l’espoir toujours recommencé mais aussi les enfermements, les trahisons, les rêves foudroyés, les mots qui ne parviennent plus à dire ce qui est…
Ecoutez cette émission, avec Didier Daeninckx au micro de Laure Adler, c’est absolument passionnant !!
A un moment, vous l’entendrez, il parle de son enfance, des couvertures de Détective chez ses parents ou sa grand-mère, je ne sais plus, et puis aussi, de leur voisine morte au métro Charonne le 8 février 62, alors qu’il avait une dizaine d’années, de l’enterrement au Père-Lachaise (avec le mur des fédérés), avec 500 000 personnes dans les rues… Il dit qu’il a été happé par cette histoire.
Il parle aussi de son livre sur Missak Manouchian,
dont ces paroles :
“Pour sauver la poésie, il faut prendre partie et prendre les armes. Le moteur de sa vie (à Manouchian), c’est de sauver la poésie, le seul espace de liberté où les mots peuvent dire 10 000 choses à la fois alors que la 1ère victime des dictateurs c’est toujours la poésie, quelques chose qui ne peut pas être mis en ordre de marche ; c’est Garcia Lorca et ainsi de suite.”
malgré le mot-à-mot de certaines “illustrations”.., sinon, cette version dépouillée où le texte résonne :
& cet entretien réalisé par Nicolas Dutent et Guillaume Quashie-Vauclin avec Didier Daeninckx dans La Revue du Projet, n° 11, octobre-novembre 2011 :
Nicolas Dutent : Si on opère un retour rétrospectif sur votre œuvre, une question qui s’impose est de savoir de quelle manière vous avez décidé de permettre et de réussir la synthèse entre mémoire historique et démarche romanesque.
Didier Daeninckx : Au départ ce n’est pas une volonté théorique de choisir cette manière d’interroger l’histoire par le biais de la fiction. Cela tient vraiment à un parcours personnel. Dans une première période, le roman m’a permis d’interroger des moments de ma propre histoire, et d’élucider certaines interrogations en jetant des hypothèses. Mon premier roman, avant Meurtres pour mémoire (1984), évoquait la construction de la centrale de Fessenheim et traitait des enjeux liés au nucléaire dès les années 1970. Il interrogeait par exemple la manière dont une société est saisie d’une technique qui peut la conduire à sa destruction.
Je venais d’un milieu extrêmement confiant dans l’idée de progrès, qui était alors considéré comme quelque chose d’obligatoirement positif et libérateur et, d’un seul coup, cet espace était confronté à quelque chose qui disait le contraire, pointant l’incapacité d’aborder cette interrogation environnementale.
Juste derrière j’ai écrit Meurtres pour mémoire, qui questionnait la guerre d’Algérie, les répressions, le fossé qui s’était creusé entre des gens qui portaient un discours et une action indépendantistes et des forces progressistes qui les avaient lâchés. Je m’étais alors inscrit dès 1983 dans l’interrogation du silence d’une société sur les responsabilités de gens arrivés aux plus hautes instances du pouvoir. Tels Maurice Papon ou Bousquet en embuscade. Il y a dans mes livres d’une part une critique de l’état de la société mais aussi un regard parfois effaré sur mon propre camp, une forme de désespoir raisonné sur ses insuffisances et petites lâchetés.
Guillaume Quashie-Vauclin : Ce qui est justement frappant dans Missak, c’est cette sorte d’état d’esprit historien qui est le vôtre à certains égards, votre volonté de comprendre et de faire comprendre qui est Dragère. Sans amener le lecteur à juger de manière trop frontale. Cette démarche, pourtant ancrée dans le code génétique de la discipline historique, un certain nombre d’historiens s’en écartent paradoxalement aujourd’hui… Comment conciliez-vous donc l’exigence de la méthode historienne et son articulation avec les « droits imprescriptibles de l’imagination » (La Semaine Sainte, Aragon) ?
DD : Pour Missak, cet enjeu a été encore plus évident que dans mes autres romans. Par l’intermédiaire d’un personnage clairement identifié, ma recherche a été celle du vraisemblable. Constatant des « trous » énormes dans la biographie de Missak Manouchian, ma volonté a été de rechercher ses actes à partir d’éléments concrets datant par exemple de 1938/40 et en tirer des éléments romanesques vraisemblables. Confronté au pacte germano-soviétique et apatride, les Allemands ayant eu à l’époque une responsabilité majeure dans le génocide arménien, comment va-t-il se comporter ? Si nous n’avons pas de textes, nous savons comment il va agir, il le fera en s’enrôlant dans l’armée française dès 1939. Il est ainsi tout sauf dans une position attentiste ; il est dans une démarche de lutte contre le nazisme qui le pousse à se retrouver instructeur en Bretagne. Tout ce parcours est vérifiable. Si ce travail est à base historique, sans que je sois pour autant historien, j’emprunte effectivement ces techniques d’interrogation de la réalité. Mais l’historien, lui, ne s’autorisera jamais à constituer des scènes et à « placer » le personnage. Ce travail s’est accompagné par ailleurs de nombreuses découvertes d’archives, avec l’injonction correspondante de ne jamais excéder la réalité vérifiée du personnage. Sans pour autant se priver de l’invention romanesque : cette voie est donc extrêmement étroite. Aragon avait si bien montré dans le Cycle du Monde réel sa capacité à interroger à la fois son époque et sa relation à son père, préfet de police ; la filiation est donc là, en abîme, elle devient un enjeu essentiel à côté du travail de retranscription historique.
ND : Envisagez-vous donc la fiction comme un moyen, si ce n’est d’accéder à la vérité (entreprise fort risquée et incertaine), mais de la rétablir lorsque celle-ci pour des raisons parfois obscures a été bafouée, comme par exemple le 17 octobre 1961 ?
DD : C’est dire en effet une partie des éléments de la vérité qui ont été dédaignés, mis de côté, rabaissés. Mais au moment de la production du livre, cette intention ne préexiste pas. C’est un constat a posteriori, possible rétrospectivement. Le plus essentiel demeure pour moi le point de vue adopté pour faire en sorte d’être au plus près de la réalité. Cette question du point de vue est résolue de manière différente dans Meurtres pour mémoire où j’entreprends un travail sur trois époques par un jeu de miroir, tandis que dans Missak, c’est choisir le moment où on peut débusquer les non-dits quand les choses ne sont pas encore dites vers 1955/56 (Budapest, rapport de Khrouchtchev). On navigue entre le mensonge absolu et le début des aveux. C’est là qu’Aragon, personnage non central mais important de ce roman, écrit son magnifique poème « l’Affiche rouge » qui pose le problème de la vérité et montre les contradictions et les tensions du moment, de ce qu’on nous a rabâché, de ce qu’on a pris alors pour vérité […].Ce qui me passionne dans l’écriture c’est ce passé récent qui a encore une charge sur le quotidien. Meurtres pour mémoire n’est ainsi pas écrit n’importe quand : il prend forme en 1983 au moment de la marche des Beurs, quand un mouvement profond se développe dans notre pays où une partie de la population discriminée se rend compte qu’elle est discriminée aussi parce qu’on l’a privé non pas seulement de territoires, mais de territoires imaginaires notamment. Cette irruption-là, comme le 17 octobre 1961, est centrale car les acteurs de cette nuit-là ne sont pas à considérer en premier lieu comme des victimes – certains l’ont été et ce, horriblement – mais j’y vois avant tout une exigence de dignité et de citoyenneté dont le cœur de Paris est le théâtre (les manifestants devaient confluer place de l’Étoile) et qui s’exprime dans le défi suivant : « on vous regarde en face comme votre égal et ce territoire, nous avons le droit de le fouler des pieds ». Cette irruption de dignité est essentielle et traverse le 17 octobre 1961. C’est un défi historique majeur, tellurique, avec un peuple colonisé qui défie un empire en son sein, au cœur de sa capitale. Le travail de mémoire autour du 17 octobre 1961 est décisif car il met en lumière le dépassement en acte du statut de victime ou de colonisé et valorise une pleine phase avec la citoyenneté et l’histoire.
Quand je travaille, j’utilise mes intuitions au service de hasards, mais de « hasards objectifs » comme le dit l’ami contradictoire d’Aragon (André Breton). Dans ce que j’ai envie d’écrire, il y a des choses qui ont été disposées dans l’histoire contemporaine qui me permettent de les aborder et de les mettre en perspective aujourd’hui.
ND : Votre roman Missak, tout en donnant des clés de lecture et de compréhension nouvelles et précieuses pour ce qui est du parcours du poète arménien M. Manouchian, opère un retour attendu sur la polémique liée à l’Affiche rouge. Avez-vous eu l’intention, consciente ou inconsciente, de faire découvrir enfin à un plus grand nombre le destin pour le moins exceptionnel des vingt-trois membres des FTP-MOI de la région parisienne ?
DD : J’ai toujours été fasciné par le personnage de Missak Manouchian, par tout ce qu’il peut dire ; j’avais des éléments de lecture et de rencontres mais j’avais le sentiment que sa statue lui faisait de l’ombre. Comme c’est le cas pour certains héros. Le personnage était trop insuffisamment exprimé, avec des manquements énormes. Il y avait aussi les promesses non tenues, comme sa dernière lettre qui fait figure d’icône littéraire et donne naissance au poème d’Aragon et à la chanson de Ferré. Dans cette lettre, des choses sont demandées mais ne sont toujours pas tenues. Il demande à ses camarades d’éditer par exemple ses poèmes. C’était en février 1944 ; nous sommes en octobre 2011. Qu’on me montre une seule traduction française, ne serait-ce que d’une vingtaine de ses poèmes ! Le point de départ était donc celui-là : restituer une partie de sa parole et de son itinéraire qui n’étaient pas apparents. On s’interroge ainsi peu ou pas sur son parcours politique. Comme s’il était né avec la carte du PC arménien… J’ai voulu traduire l’histoire d’une prise de conscience qui tient dans la rencontre avec la langue française, ce qui n’est pas banal. Il y avait aussi un flou à résoudre sur la présence et l’action près de lui du militant trotskiste de la bande, Manoukian. Il m’a fallu voir comment les pièces qui semblaient appartenir à un autre puzzle pouvaient prendre place dans le « puzzle Missak Manouchian ».
Par ailleurs, en décidant que le point de vue adopté serait l’inauguration en mars 1955 de la rue du Groupe-Manouchian à Paris (XXe), j’ai pu aussi bien donner un rôle déterminant au journal L’Humanité (à partir de recherches réalisées à Bobigny, aux archives) ou à Willy Ronis que m’inspirer pour une bonne part de Jean-Pierre Chabrol pour fabriquer et asseoir mes personnages dans le roman.
Dans ce paysage de nuages, on parvient progressivement à lever ces mystères, au milieu de certaines impossibilités toutefois.
Ma méthodologie a ensuite été facilitée par certains épisodes romanesques comme la découverte d’archives personnelles le concernant. Pour la petite histoire, alors que je commençais le travail de lecture, j’ai appris qu’une exposition sur la résistance arménienne se tenait au musée Jean-Moulin au dessus de la tour Montparnasse. Il y a de nombreux documents de la préfecture de police, de filatures, de comptes rendus et diagrammes établis à l’époque et certaines choses émouvantes comme la Bible sur laquelle Jean Epstein écrivit le nom de son fils en prenant ce faisant un risque incroyable. Et il y avait un tableau datant de 1925/27, une huile de très bonne facture représentant M. Manouchian, nu et sportif. Je relève le prénom du peintre et me renseigne naturellement sur sa provenance. Après des recherches, je retrouve la personne ayant prêté le tableau et je tombe sur Katia Guirogossian qui se trouve être la nièce de M. Manouchian. Mélinée avait une sœur, Armène, qui est la grand-mère de Katia dont je suis devenu assez proche. Elle m’apprend alors qu’elle possède des sanguines, des études, des photos et plusieurs cartons de documents appartenant à Missak et Mélinée, ainsi qu’à Armène passée sous silence dans l’histoire du groupe Manouchian… Elle me confie qu’elle n’a jamais osé lire dans le détail tout cela, le poids de l’Histoire étant trop massif. Croyant être engloutie par ce passé, elle me demande si je veux bien lire ce qui se trouve dans ces témoignages divers. C’est essentiellement là-dedans que j’ai trouvé et puisé une grande partie de ce qui se trouve dans le livre. Comme le fait de tomber sur l’original de la dernière lettre de Manouchian glissé dans la lettre qui porte le nom de Mélinée, et dont on s’aperçoit quand on la retourne qu’il est inscrit : « Missak Manouchian, section allemande de la prison française de Frênes. » Il domine le moindre mot qu’il trace : tout est net, calibré. On sait qu’il s’adresse à l’Histoire.
Quand je repose cette lettre, il y a la sœur de cette lettre, avec une enveloppe et un papier identiques. L’avant-dernière qu’il écrivait à Armène, la sœur de Mélinée et dans laquelle il y a le début de « l’énigme Manoukian » et sa résolution : dans cette lettre – document inédit et authentique que personne n’a eu entre les mains hormis sa famille, document reproduit pour la première fois dans mon roman – il confie à Armène un devoir sacré, celui de prendre en charge et de défendre la mémoire de son ami Dav’tian dit Armenek Manoukian. Le fait que ce soit le seul de ses compagnons cité représente une importance capitale et un enjeu considérable.
GQV : Ce Dragère enquêteur, curieux et admiratif de la figure communiste peut-être exemplaire de M. Manouchian, n’est-ce pas finalement une certaine projection de l’objet et du contenu de votre travail ?
DD : Il y a de cela. Il y a en germe également cette interrogation : comment gérer les désillusions ? Considérons néanmoins qu’il s’agit non pas d’un travail de déconstruction mais d’« amplification » de la figure de Manouchian. Un personnage meurtri mais dont l’image n’est jamais abîmée. Il est en échec dans tout son univers mais il se fortifie sur des adhésions et des principes. Il y a ce double mouvement qui fait que la vérité sur Manouchian est bien plus enthousiasmante que ce qui avait été compris ou construit.
Cette complexité nous conforte dans l’idée que la vérité vraie est beaucoup plus dynamique que la vérité construite.
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(une affiche de François Burland)
J’ai repensé à Daeninckx ce midi ;
ça fait plusieurs fois que je vois vers midi un camion de détenus qui passe à toute blinde sur les voies (vides) du tram, avec leurs mains accrochées aux petites et hautes ouvertures grillagées, un bout de visage déformé (la “fenêtre” est très en hauteur près du plafond) et les gars qui gueulent.
Comme je devais regarder ce convoi pénitentiaire avec un drôle d’air, une femme m’a parlé :
— A chaque fois, c’est à l’heure de la sortie des écoles et mes enfants voient ça, c’est terrible…
— Ils peuvent quand même leur faire des signes de bonjours!
Est-ce que ce passage “spécial” de camion pénitentiaire en ville avec les détenus à peine visibles et leurs cris peu compréhensibles, sera pour un quelconque enfant une scène “marquante” pour son avenir?