atelier d’écriture du mardi – N° 36

Date : 10 juin 2020

atelier 36, mardi 9 juin

Aujourd’hui, nous allons travailler à partir d’extraits du roman de Iain Levison, Ils savent tout de vous (ed. Liana Levi)

Il ne vous reste plus qu’à lire le(s) livre(s) de Iain Levison..!
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Tout d’un coup, vous avez aussi ce don.
1 — Imaginez une scène où vous en prenez conscience
description, analyse des impressions, conséquences (ou non) avec quelques dialogues

Sylviane :
J’étais assise tranquillement dans mon canapé pour déguster mon café après une matinée bien remplie. Le chat trônait sur la table basse. Il me fixait depuis un moment de ses yeux verts et dorés.
Mon regard se posait sur les titres du journal, sur mon téléphone qui affichait des messages, allait voir par la fenêtre les fleurs du jardin.
Mais sans cesse, je retrouvais les yeux fixes du chat.
« Chat Pacha, j’ai oublié de laisser la porte de la cuisine ouverte ! »
C’était bien ça, je l’avais lu dans les yeux du chat !
Plus tard dans la soirée, je rencontrais un voisin sur la route et dès que nos regards se croisèrent, je sus ce qu’il pensait « yen a marre de ces jours à rallonge, quand est ce qu’on arrête de changer d’heure ? »
« Bonsoir monsieur Pechadou »
« Bonsoir madame, vous vous promenez aussi ? C’est trop long ces soirées, on peut pas dormir. Là haut ils ont pas parlé d’arrêter de changer d’heure ? »
J’étais scotchée. Le chat, bon, ça rentrait un peu dans nos habitudes mais j’avais été troublée car il pensait derrière ses yeux ; j’avais lu ce qu’il voulait. Et maintenant Monsieur Pechadou ! Avant même de le regarder, j’avais lu dans ses pensées et j’avais bien lu !
Télépathie, transmission de pensées ? Ou bien tout simplement je prêtais mieux attention aux gens, au chat ?
Le lendemain, j’avais rendez vous avec une amie pour boire un café en ville. Avant même qu’elle m’en parle, je savais qu’elle partirait très vite, elle avait un autre rendez vous…
Ça devenait amusant, je parlais en direct avec le cerveau des autres ?

David :
Je poussais la porte du bar pour boire un petit café. Je n’aimais pas trop cet endroit, il y avait un curieux mélange de gens vulgaires, de grandes gueules, d’ouvriers pressés, de paumés, d’alcoolos, de salariés d’agence bancaire, les gens, quoi. Leur café était bon donc j’y étais et puis c’est tout.
La serveuse s’affairait avec le boulot qui s’accumulait ; nerveuse, elle tirait un peu la gueule. Aussi je me faisais le plus discret possible.
Soudain une pensée me vrilla la tête, mais une pensée qui n’était pas la mienne :
«  — Ah ! Qu’est ce qu’il veut le crâne d’œuf, son petit café, comme d’habitude, j’en ai marre de tous ces blaireaux, j’ai mal aux jambes, j’aimerais rentrer chez moi ! »
— Bonjour monsieur, qu’est ce que je vous sert ?
J’étais interloqué, je ne savais pas ce qui m’arrivait. En sueur, j’avais envie de partir en courant, la panique !
La serveuse me toisait.
« — Ho ! là là, qu’est-ce qu’il a le petit bonhomme, y va pas me faire un malaise à cinq minutes de la fin de mon service ! »
Je bredouillais :
— un petit café… s’il vous plait…
J’essayais de respirer, je compris que j’entendais dans ma tête les pensées de chaque personne dans le bar : l’horreur absolue !
Ça y est, me dis-je, je suis dingue, dingo, peut être une tumeur au cerveau ou un truc comme ça !
Les gens de l’agence bancaire s’échangeaient des banalités et des vannes d’un goût douteux, l’un d’eux regardait sa collègue et un flot de pensées sexuelles plus ou moins immondes me submergea. C’en était trop, je jetai un euro trente sur la table et sortis au plus vite.

Sylvie :
J’avais rendez-vous avec Stéphane, et cela faisait maintenant un bon quart d’heure que je l’attendais à la terrasse du Caveau. Depuis plusieurs mois que nous flirtions ensemble je m’étais habituée à ses retards, c’était dans sa personnalité et j’aimais cette attente où je sentais ce plaisir de le revoir m’envahir petit à petit.
Il apparut d’abord dans le reflet d’une vitrine et il fut tout de suite après, devant moi, un livre sous le bras qu’il me tendit, “tu as pensé à acheter le dernier prix du livre inter !”.
Avec un sourire, il acquiesça, “j’ai du faire plusieurs librairies de la ville pour le trouver”. Instinctivement, je dis qu’il mentait. “C’est le dernier roman de ce jeune écrivain russe, il a tout de suite fait l’unanimité du jury “. Mes pensées s’affolèrent à l’idée que je pouvais désormais deviner les siennes. Que venait-il de se passer ? Quels changements, dont je n’avais pas eu conscience, avaient-ils bien pu se produire ? Mes cervicales me faisaient souffrir et un violent mal de tête s’abattit sur moi.
C’était venu d’un coup, comme l’orage. Au plaisir de l’attente succéda la crainte de deviner les raisons qu’il avait eu de mentir. Ce don, si c’en était un, diffusa en moi une peur sourde.

Dominique :
Un matin, je me réveille comme tous les matins en entendant l’oiseau du jardin : « Pfuuuuuuiiitt, pfuuuit, pfuuuit ! »- 1 long, 2 courts…Tiens, ça me fait penser au code morse et puis je réalise d’un coup lorsqu’il recommence qu’il y a quelque chose qui cloche : il me semble que je comprends !
—  « C’est bientôt l’heure, dit-il, elle devrait pas tarder à jeter des miettes de pain du balcon ! »
— « Eh, j’ai faim moi, s’agirait pas de louper l’heure ! Faut que je chante plus fort ou quoi ? »
Oh là, là, on se calme, me dis-je, j’ai dû me rendormir ! C’est alors que Véga, ma chatte, se glisse sous le drap et pousse ma main avec son museau, et là je l’entends dire :
— «Fais-moi des gratouilles dans le cou, s’il te plaît ; oui là, comme ça, mmmm, j’adoooore !! »
Bon sang, va falloir que je me réveille pour de bon ! J’ai du mal ce matin, pourtant je n’ai pas bu hier soir… Je me lève enfin. Le chat me précède dans la cuisine quand je l’entends encore dire :
— « Super ! ça va être l’heure où tu me donnes du beurre ! »
Alors là, je fonce dans la chambre où mon mari dort encore et m’apprête à le réveiller… Je suspends mon geste… ô stupeur, je l’entends rêver ! Je vois la scène se dérouler sous mes yeux :
Il est au volant du camping-car en compagnie d’une guitare jazz, attachée à ma place, il se tourne vers elle et lui dit : « C’est toi la femme de ma vie ! »
—  « Eh Jean-Louis, c’est quoi ce rêve à la con ? » Je le secoue, il se réveille en sursaut, me regarde et dit avec aplomb :
—  « Quoi ! Mais quel rêve ? Tu sais bien que je ne rêve jamais ! Qu’est-ce qui te prends de me secouer comme ça ? »

Là, j’ai vraiment su qu’il se passait quelque chose d’étrange. Comme si j’avais basculé dans une autre dimension… C’était très curieux comme sensation, à la fois agréable et angoissant. Que m’arrivait-il ? Cela allait-il durer ? Etait-ce une sorte d’hallucination, fallait-il appeler un médecin ? Un psy ?
Mon esprit rationnel me poussait à le faire, ma curiosité, elle, m’incitait plutôt à tester la chose. Allais-je choisir de me taire, ou d’en parler ?

Manée :
J’ai toujours été attirée la nuit par les fenêtres allumées des immeubles en ville quant au passage on distingue à peine les silhouettes des gens qui y habitent, imaginant leur vie, leurs rapports, ce qu’ils font, ce qu’ils se disent, qui ils sont, comment ils votent, quels livres ils lisent ou ne lisent pas…
Et puis un soir, je ne sais pas pourquoi j’ai eu soudain l’impression que je n’imaginais pas mais que je voyais distinctement et que je devinais ce qui se passait, une femme appuyée à son balcon, le regard au loin et de temps en temps se penchant dangereusement comme pour jauger le vide au dessous d’elle.
J’ai su qu’elle se disait : je suis à bout de cette à angoisse qui me serre le torse dès le matin, cette fois je le fais, je n’attends plus rien, de toute façon rien de bon ne viendra, à quoi bon continuer, je n’en sortirai jamais.
Je me disais, mais non c’est ton imagination mais en même temps je sentais que j’étais emportée par une soudaine capacité de voyance, une énergie étrange de percement qui m’enivrait et m’effrayait à la fois.
J’ai grimpé cinq étages comme portée, emportée, j’ai sonné à sa porte, sûre que c’était celle là, j’ai sonné encore, insisté, elle a fini par ouvrir, elle était très pâle, hagarde, qui êtes vous m’a t- elle dit, je lui ai répondu : c’est étrange, vous ne me connaissez pas mais moi je vous connais, je vous expliquerai, est-ce que là tout de suite vous viendriez prendre un verre avec moi, je connais un bon italien dans le coin.
Vous le croirez ou vous ne le croirez pas mais elle m’a suivie et les antipasti étaient fameux avec un verre de campari.

 

2 — Quelques conséquences que cela produit dans vos relations sociales et personnelles
4 petites scènes, descriptions, ce que vous entendez, ce que vous « entendez », vos réponses et pensées, avec dialogues

David :
De retour vers le bureau, je suivis une petite vieille qui pensait à son mari mort en des termes pas très flatteurs. Quand ses pensées devinrent sexuelles, je bifurquai très vite dans une autre direction.
Je commençais à évaluer l’étrange situation dans laquelle je me trouvais, et d’abord, le bureau, j’allais faire comment avec mes collègues, et si ils avaient le même truc que moi, ça serait encore plus l’horreur, moi qui me comportais comme un connard d’hypocrite avec eux.
Autant les appeler, leur signaler un problème et rentrer chez moi.
Mais chez moi, il y avait ma femme, et pire encore, mon fils, un ado de 16 ans. Autant me suicider que de lire dans leurs véritables pensées.

La Vieille :
« — Depuis que t’es crevé vieux con, tu m’embêtes plus avec ta petite bistouquette ridicule et je peux dépenser mon fric comme je veux. Aujourd’hui les gens divorcent comme y vont pisser, j’aurais dû faire ça, j’aurais pas perdu ma vie avec un vieux cochon ! »

La secrétaire :
—Nicole, j’ai un souci, je vais rentrer chez moi, je ne me sens pas très bien.
« — Allons bon, pour une fois que c’est lui, ce petit faux cul prétentieux qui a un souci, j’espère que c’est pas trop grave, j’ai pas envie de me taper tout son boulot ! »

Ma femme :
— Alors tu as passé une bonne journée ?
— Heu … pas terrible, je ne sais pas comment t’expliquer…
«— Ah, y va pas encore se plaindre, qu’est ce qu’il a encore, il a picolé ? Pourtant il ne sent pas l’alcool, c’est vrai qu’il n’a pas l’air dans son assiette. J’espère qu’il ne m’a pas trompée, c’est bizarre, ça ne lui ressemble pas, s’il essaye pas de me baiser demain matin au réveil c’est qu’il y a anguille sous roche. »

Mon fils :
— Salut P’pa, ça va ? T’as l’air fatigué !
« — Ho qu’est ce qu’il a le vieux il a picolé ou quoi, pourtant il sent pas l’alcool, au moins ce soir y va pas me chercher des poux dans la tête parce que je suis trop sur mon ordinateur à faire des jeux et gnagnagna et gnagnagna !
Bon, c’est un vieux con, mais je l’aime quand même. »

Sylvie :
(approche partielle…)
Ce jour là j’avais rendez-vous avec Paula. Elle était nouvelle dans la boîte, plutôt sympa, elle nous avait demandé de l’appeler par son prénom. Un peu surpris nous en avions pris petit à petit l’habitude.
Depuis quelques temps déjà je m’étais astreinte à me concentrer sur mon travail et mes relations avec mes collègues devenaient anecdotiques. J’avais tout simplement peur de nos rencontres et de me rendre à la machine à café, de les croiser dans les couloirs, et de percevoir les pensées que les uns et les unes distillaient au cours de conversations anodines.
A vrai dire, j’étais vraiment inquiète de ce premier rendez-vous que Paula m’avait fixé à une heure si matinale, ce qui m’allait bien pourtant.
Pour que notre relation de travail puisse se passer au mieux je devais faire abstraction de ses pensées. Une fois face à elle j’essayais de me contrôler. Malgré son ton aimable m’invitant à m’assoir, “tu es plutôt thé ou café ? Religieuse ou Paris-Brest ? “, et me mettre à l’aise, je compris qu’elle chercherait à me mettre en défaut. “Elle est vraiment Rabat-joie “, pensa-t-elle quand j’indiquais que je prendrai une verveine.

Dominique :
Je me suis toujours posé mille questions sur tout et n’importe quoi, mon nouvel état pouvait peut-être m’aider à comprendre le monde qui m’entoure. Je décidais de tester avec la télé : cela marcherait-il à distance ?
Me voici devant BFM tv, un journaliste débite les éternels bilans journaliers des victimes du covid … avec en voix off, ses pensées et commentaires perso pour moi toute seule ! En résumé, il a des aigreurs d’estomac qu’il attribue à son boulot et rêve de casser la gueule au rédacteur en chef (un incapable, d’ailleurs, il se voit très bien à ce poste) mais comme il a besoin d’argent, il préfère la fermer… Rien d’original, me dis-je, mais, si j’entends les pensées des autres à distance, il serait intéressant de guetter le prochain discours politique. D’un autre côté, j’ai bien peur de ce que cela pourrait donner. Je doute qu’il y ait encore des gens honnêtes dans ce monde-là !

Comment croire encore en quelqu’un, en quelque chose ? J’en fais quoi de tout ça ? Ai-je vraiment envie de connaître les pensées de tous ceux que je croise ? Ma vie ne risque-t’-elle pas d’être un enfer ?
Je me dis que ça suffit, que tout ça me dépasse, alors je fuis, je pars marcher dans les bois. J’écoute les arbres, ils sauront peut-être calmer mon angoisse. Je lève les yeux, leurs branches bruissent doucement. Peu à peu, je les entends :
« Approche, ne pense plus à rien, il te suffit d’être à l’écoute de toi-même, de tes sensations, ici et maintenant et tu t’apaiseras. »
J’entends palpiter la sève sous leur écorce, je ressens l’essentiel, la vie en moi. Peu à peu l’impression d’être diluée dans les discours humains s’estompe…
« Tu sais, nous les arbres, avons la faculté de sentir ce que ressentent nos congénères, lorsque l’un de nous est malade ou en danger par exemple, nous communiquons pour nous prévenir et nous entraider. »

« Oui mais chez les humains c’est différent, on échange en parlant et on pense en même temps. Et parfois nos pensées sont bien différentes de ce que l’on est en train de dire, voyez-vous, et c’est là que ça se complique ! Et pour finir, depuis ce matin, en plus de tout ça, moi, je lis toutes les pensées des autres humains, des animaux et, apparemment, de tous les êtres vivants, puisque je parle avec vous ! Et moi tout ça, ça me parasite ! C’est comme le lierre qui grimpe sur vos troncs, ça peut finir par vous étouffer pour de bon. Vous voyez une solution vous ? Parce que moi, j’avoue, je suis perdue et à part rester passer ma vie dans les bois avec vous, je ne vois guère de solution ! On pourrait se raconter nos vies remarquez, vous avez des souvenirs vous les arbres ? »

Manée :   Dans un supermarché…
Je l’ai croisée plusieurs fois dans les rayons, très bien mise sur elle comme on dit, pas l’air dans le besoin, j’ai tout de suite su qu’elle volait même si à aucun moment je ne l’avais vu le faire.
Je me suis approchée et au passage je lui ai dit :
— « alors ça marche? »
— « je ne comprends pas, pourquoi vous me dites ça ? »
— « je vous dis ça parce que vous volez et je vous demande si ça marche?»
Elle a pâli, bredouillé, elle reculait, affolée.
— « Ne paniquez pas » lui ai-je dis, « un peu de malhonnêteté n’a jamais fait de mal à personne surtout dans un supermarché ».

 

3 — Vous perdez ce don à un moment crucial, vous n’entendez plus les pensées des gens et animaux, mais vous avez une hyper acuité auditive
description, analyse des impressions, conséquences (ou non)

Sylviane : (2 et 3)
J’en profitais de ce sixième sens ; je n’ai pas d’imagination alors je pique dans le cerveau des gens. C’est comme ça que j’ai pu entrer comme journaliste aux faits divers pour le quotidien « La Montagne ». Je me ballade, je croise les gens et les pensées surgissent. Je fais la une avant même que les événements aient eu lieu.
Ces temps-ci je propose mes services à la police pour interroger les petits voyous qui piquent et revendent les autos radios, la drogue aussi et quelquefois j’aide à faire avouer où se trouvent les cadavres après les crimes…
Tout ça jusqu’à ce matin ; le mari d’une dame m’appelle pour me demander de venir voir sa femme qui elle aussi entend les pensées des gens. J’y suis allée ; une belle maison avec un grand jardin.
La dame m’explique qu’elle entend parler le chat, les oiseaux pour quémander du pain, des câlins mais aussi, quand son mari dort, elle entend ce qu’il dit dans ses rêves. C’est peut être ça qui intrigue le plus le mari je pense.
Pendant qu’elle me raconte tout ça, je suis étonnée, je n’arrive pas à lire ses pensées.
Je rencontre le chat, je vais dans le jardin et là je commence à être assaillie par les bruits, tous les bruits. Le chat miaule très fort, il me vrille les tympans !! et les oiseaux, les oiseaux, les oiseaux… il y en a trop, ça n’arrête plus, le son est mis à fond : ça babille, chante, gazouille,jabote, piaille,piaule, ramage. C’est insupportable, effrayant. Et de plus, je n’entends plus les mots mais des cris, des plaintes, des reproches , des sons plus doux mais toujours trop forts.
La dame, face à moi me regarde étonnée ; ses yeux font un bruit de roulement de tonnerre quand ils se tournent vers moi, les cils s’entrechoquent comme s’ils étaient en fibre de verre et sa peau craque comme un plancher quand elle sourit.
Je deviens folle, mes doigts dans mes oreilles n’atténuent pas le vacarme.
Je rentre dans le salon, pensant me mettre l’abri ; l’homme fait la sieste dans le canapé ; il n’entend rien. Il bouge et hurle vers moi « Qu’est ce que vous foutez chez moi ? »

David :
J’avais foutu le camp de chez moi, roulé pendant deux heures, pris une chambre d’hôtel à Limoges. J’étais perdu. Les deux premiers jours, j’essayais d’éviter de croiser les gens, d’être envahi par leurs pensées, j’aurais dû fuir en montagne, mais j’avais trop peur de la solitude.
Le troisième jour, le don ou plutôt la catastrophe s’arrêta, mais aussitôt remplacé par autre chose tout aussi insupportable. J’entendais tout ce que les gens disaient, pas simplement à travers les murs de ma chambre mais dans toute la ville. Tous les bruits même les plus immondes, toutes les musiques, les chaînes de télé, les stations de radio, tout !
Cette fois c’était sûr, c’était une tumeur au cerveau.
C’est fou comme les gens s’engueulaient et baisaient dans cette bonne vieille ville de Limoges, d’apparence si paisible, si guindée, si policée.
Soudain quelqu’un avait dit mon nom quelque part dans la ville, c’était incompréhensible : qui pouvait parler de moi à cette heure-ci, à Limoges ?
J’avais l’intention de passer vite fait un scanner mais l’idée d’entendre tout ce qui se passait dans l’hôpital me donna la nausée.
Cette fois c’était décidé ! Demain je partirai pour la montagne…

Dominique :
Et c’est à ce moment-là que ça s’est arrêté. L’espace d’une seconde, un grand calme, le silence, enfin ! Quand les bruits ont repris, je n’entendais plus le suintement de la sève couler dans les troncs, mais chaque arbre, chaque feuille bruissait au moindre souffle de vent plus fort que jamais. Puis ce furent les insectes que j’entendis, pas seulement le vrombissement des mouches, guêpes, abeilles et autres moustiques mais plus extraordinairement l’indescriptible bruit des ailes des papillons…Le chant des oiseaux venait ponctuer ce fond sonore comme les voix des solistes ou des chœurs d’une symphonie sylvestre, magnifique et envoutante. Les sons pénétraient dans mes oreilles et envahissaient tout mon corps d’une vibration intense, jamais ressentie auparavant. Je m’abandonnais aux sensations en joignant ma voix au concert, je fermais les yeux, peu à peu engourdie par la chaleur du soleil et des sons qui m’enveloppaient …

Manée :   Difficile quand on est sourde d’imaginer ce que donne une hypertrophie auditive mais je suppose :

Le plaisir d’entendre glisser les nuages
Le plaisir d’écouter chanter les mésanges charbonnières même à distance
Le plaisir d’entendre la pluie sur le toit même à la cave
Le plaisir, en nageant, d’entendre les poissons ronronner

Le déplaisir de comprendre à la terrasse des bars dans le midi particulièrement raciste (et sexiste bien sûr ça va ensemble) les insanités de certains clients
Le déplaisir d’entendre le bruit des voitures sur l’autoroute même éloignée
Le déplaisir d’entendre le cri des bêtes qu’on égorge dans les abattoirs

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